PARABOLES ET PUZZLES
Olivier Vede


Paraboles et Puzzles, Said messari
La maison de la gravure méditerranée, Castelnau-le-Lez, Montpellier du 2 mars 2012 au 6 avril 2011

 

... L’estampe n’est pas un art traditionnel du Maroc, contrairement à nos pays d’Europe où l’on trouve des règles ancestrales sur la manière de réaliser une gravure. Said Messari s’est affranchi de ce « carcan », de ce respect des règles qui limite parfois la création sur cette rive de la Méditerranée. Il en résulte une estampe très originale et actuelle, des œuvres inventives qui donnent un souffle nouveau à ce médium en pleine mutation.
La Maison de la Gravure Méditerranée nous présente depuis plus de quatre ans des expositions variées dédiées à l’estampe, Said Messari avait déjà participé à l’exposition collective « Création Plurielle » présentant une partie du fonds d’estampes du centre culturel français de Tanger-Tétouan à la Maison de la Gravure Méditerranée en 2010.
Il revient avec une exposition monographique d’une trentaine d’œuvres, une fois de plus la Maison de la Gravure Méditerranée nous surprend avec une superbe exposition à ne pas rater. »



L’ART TRANSPOSE A LA VIE

Gonzalo Fernández Parilla.

Catalogue. Œuvre graphique 1988-2000.
Édition 2001.


Il fût un temps, pas très lointain, où, en Espagne, c’était des institutions telles que le Musée Ethnographique qui accueillaient les expositions des artistes marocains. Ce hasard apparent a sans doute une relation avec la particulière spécificité des relations hispano-marocaines. Aux cicatrices -beaucoup d’entre elles non refermées- de relations séculaires, il faut ajouter l’épisode du colonialisme espagnol au Maroc. Il y a lieu de rappeler à cet effet qu’une des institutions clé de l’appareil colonial espagnol en Afrique du Nord, celle qui s’occupait du facteur humain, s’appelait précisément la Délégation des Affaires Indigènes. A l’expérience coloniale il faut ajouter ce qui supposa le point final : l’insertion des troupes indigènes marocaines dans la traumatisante guerre civile espagnole.

Après l’indépendance du Maroc en 1956, les relations entre les deux pays ont été marquées par une rhétorique évocatrice de cette histoire commune qui a toujours dissimulé un déficit de connaissance des réalités mutuelles. Cette léthargie des relations postcoloniales commence à toucher à sa fin avec l’imparable augmentation des relations humaines entre le Maroc et l’Espagne, fruit de l’immigration.

Dans le milieu des arts plastiques, cette tendance arrivait symboliquement à sa fin, durant l’an 2000, à partir d’une série d’évènements qui abondaient dans ce sens. Parmi ces derniers, il y a lieu de faire remarquer que le Maroc fut un pays invité à la VIII édition du Salon International d’Œuvres Graphiques Estampa, l’exposition Arte Contemporáneo de Marruecos, organisée par l’Institut Català de la Mediterrània et le début de l’itinéraire de l’exposition mixte Tawassul-Re.Encuentros, organisée par l’Association de la Méditerranée Occidentale. Malgré ce point d’inflexion,  il faut rappeler que déjà en 1980, la Fondation Joan Miró fut une pionnière sur ce terrain avec l’exposition Arte Contemporáneo de Marruecos. Vers le milieu des années quatre vingt dix, le collectif Ras el Hanut avait aussi organisé diverses expositions mixtes. Ce sont des symptômes qui démontrent bien que ces relations s’éloignent des rhétoriques officielles vides et commencent à s’ouvrir sur d’autres horizons au-delà de ceux qui sont institutionnels.

 

L'émergence de la plastique marocaine contemporaine

Ce que nous connaissons aujourd’hui comme art marocain moderne, bien qu’il s’enracine dans un héritage multiple et divers, est un phénomène relativement récent. Durant la seconde décade du XXe siècle, surgit une génération d’autodidactes qui, à partir d’une tradition picturale habituellement  associée aux arts populaires et à la calligraphie, essayèrent divers langages proches du réalisme académique de l’école coloniale et surtout de l’art naïf, abondants en éléments folkloriques, très appréciés par les colonisateurs et souvent favorisés par les propres institutions coloniales.

Les séquelles de l’expérience coloniale dans les arts plastiques ne sont pas seulement palpables à travers la puissante influence de l’orientalisme pictural. A l’époque coloniale, se fondèrent des institutions qui allaient jouer un rôle crucial dans le développement des arts plastiques au Maroc, telles que l’Ecole des Beaux Arts de Tétuan, fondée en 1945, dont le premier directeur fut Bertuchi et l’Ecole des Beaux Arts de Casablanca, créée en 1950.

L’hypothétique cours naturel de la vie politique et culturelle du Maroc fût interrompue par les colonialismes, et une fois libéré de leur joug , les politiciens, les intellectuels et les artistes se consacrèrent à la recherche des signes de leur propre identité, qui eut aussi sa concrétisation dans les arts plastiques.

Après l’euphorie indépendantiste, durant la décade des années soixante le Maroc vécût une effervescence politique et poétique -au sens le plus large du terme- qui eut son corollaire dans les arts plastiques avec l’émergence d’une première génération de peintres formés dans le Maroc indépendant. Après un relatif vide institutionnel dans cet espace , on inaugura des galeries telles que Bab Rouah et La Découverte, on fonda des revues telles que al-Ishara et Intégral, on nationalisa et on adapta les anciennes écoles des Beaux Arts de Tétouan et Casablanca -on y introduisit, par exemple, la calligraphie avec la vocation de se rattacher à la tradition-, on élabora les premiers manifestes, on créa diverses associations des arts plastiques et on organisa les premières expositions collectives comme celle qui en 1969 se célébra sur la place de Xma el Fna de Marraquech et sur la place du 12 novembre de Casablanca, dont le but était d’amener l’art moderne dans la rue, de s’ouvrir à un public plus large, aux avant-gardes, comme le l’annonçait le manifeste. En 1978, avait lieu la première édition du Festival d’Asilah qui contribua spécialement au développement du muralisme marocain. Durant les années soixante les artistes marocains cherchèrent à réunir tradition et modernité. La peinture marocaine contemporaine est une des manifestations de ce processus de construction d’une identité nationale qui eut lieu dans le Maroc postcolonial.

L’art marocain contemporain qui se forge à ce moment là, incorpore les éléments de la tradition berbère et africaine, du riche héritage arabe et islamique, il se nourrit aussi de l’expérience orientaliste, s’ouvrant à la modernité et à la recherche de leurs propres marques d’identité.

Bien que, dans la sphère littéraire, comme l’a signalé Claude Guillén, les avant-gardes sont un luxe que les cultures émergentes ne peuvent pas se permettre, la peinture marocaine va rapidement se joindre aux avant-gardes mondiales. Dans cette première génération d’avant-garde les artistes qui se distinguèrent le plus furent Cherkaoui et Gharbaoui.

Durant les années soixante, les théoriciens du mouvement de rupture pictural marocain vont rejeter simultanément le recours à l’art naïf qui s’était largement développé, l’orientalisme folklorique et les rigueurs académiques des écoles des Beaux Arts.

Outre l’art naïf, qui n’a jamais cessé d’être cultivé et dont le statut est actuellement ambigu, un autre courant , né des premières manifestations picturales, connût un plus grand essor, ce fût une école figurative aux teintes orientalistes. Elle avait fait son apparition dans les écoles des Beaux Arts et dans les dernières années du XXe siècle elle s’ouvrait à des horizons surréalistes. Mais une des plus importantes tendances de la peinture marocaine a été l’abstraction, aussi bien l’expressionisme abstrait que l’abstraction géométrique qui cherchait à renouer avec la tradition islamique. A la cohabitation de ces courants, il faut en ajouter un autre important qui avait recours à la symbolique des arts populaires, de la calligraphie, des artisanats de cuir et du tissage des tapis, ainsi que des diverses amulettes de la culture populaire.

   

L'exil créatif

La connaissance et la reconnaissance d’autres réalités, au-delà de la limitation de notre horizon devient chaque jour plus difficile. C’est spécialement restreignant en outre lorsqu’il s’agit du Maroc dont l’imaginaire est emmêlé dans de rances stéréotypes et des topiques de touristes. Pour ce qui a trait à la peinture marocaine, il est encore fréquent que l’on remette sur le tapis des questions qui se rattachent au statut de l’image dans l’Islam ou à l’orientalisme pictural alors que cela a peu ou rien à voir avec la trajectoire de la peinture contemporaine au Maroc.

La tendance à limiter d’autres cultures à des modes primitifs d’expression est une séquelle de l’esprit colonial. Tout comme Fanon ou Said ont mis à jour la pratique habituelle de réduire les sujets colonisés à leur oralité primitive, on relègue aussi l’expression plastique aux arts populaires ou, tout au plus, on tolère l’art naïf, satisfaisant ainsi les expectatives et les nécessités des êtres civilisés et, donc, supérieurs. Dans ce même contexte, il est bon d’évoquer ces étrangers de Tanger qui protégeaient des enfants de la rue et leur donnaient des pinceaux pour qu’ils puissent développer leur spontanéité d’indigène.

Les pôles entre lesquels doit se mouvoir un artiste procédant d’autres latitudes méritent d’être rappelés. D’une part, il convient de s’ajuster aux expectatives de l’exotisme que lui octroie son origine géographique et culturelle. D’autre part, l’artiste émigré se nourrit plus qu’aucun autre  de tous les langages qui sont à sa portée. Les éléments folkloriques et ethnographiques se convertissent en de simples anecdotes, ils sont simplement un élément de plus des univers riches, multilingues et polyphoniques, des langages espérantistes dont nous saisissons tous quelque chose, mais dont bien peu arrivent à comprendre dans la totalité. L’artiste Palestinien Kamal Bullata a exposé, dans un de ses essais, cet état d’âme dans lequel il s’est souvent retrouvé en France, en Italie ou aux Etats Unis. La synthèse personnelle qui émane de l’assimilation des différents éléments, sans n’en renier aucun, conduit aussi, avant ou après, à se révolter contre les rigides classements ethnoculturels. L’artiste immergé dans la libération de ses propres entraves se voit ainsi acculé à se libérer de ces nouvelles qu’on lui impose. Il se révolte pour ne pas être une curiosité ethno.

 

La texture comme une composante des beaux arts

Pour être artiste il ne suffit pas de le vouloir ou de le paraître. S’il existait une manière de définir Said Messari et que celle-ci  permette de se rapprocher des mondes qu’il crée et de sa façon d’être dans le Monde, ce serait la sensibilité. Said conjugue une rare combinaison de dons naturels et d’aptitudes appréhendées. Ses différentes expériences de la vie dans divers pays confirment son solide bagage théorique acquis dans cette école sans titres qu’est la vie. Said existe et vit dans le Monde avec les six sens -intuition inclus-. Et cette prédisposition sensorielle se reflète dans son œuvre qu’il élabore avec une ténacité de titan.

Formé dans ce brassage tant caractéristique des sociétés postcoloniales comme le démontre le fait d’avoir été formé dans un centre comme l’Ecole Nationale des Beaux Arts de Tétouan, héritage de l’orthodoxie académique et de l’orientalisme pictural dans un Maroc à la recherche de ses propres identités où s’engloutissent avec voracité les nouveaux courants expressifs mondiaux, il parachèvera ses études aux Beaux Arts de Madrid.

Le Messari créateur de cette œuvre graphique est l’artisan par excellence, respectueux de la technique, laborieux comme une fourmi, il n’arrive pourtant  jamais á apaiser -dans la couleur et les formes- ses dons d’artiste.

Sa sybaritique approximation aux textures fait que, quelques fois, il obtienne ces fonds de neige fraîchement tombée ou qu’il reproduise avec vraisemblance l’atmosphère du fond des mers. Faune et flore improbables qui peuplent les gouffres de son imagination: Eaux émeraudes des étangs enchantés. Natures mortes sous-marines. Mondes subaquatiques où nous rencontrons des chorégraphies d’algues et de poissons, des pluies de météorites, des feux d’artifices, des spermatozoïdes se précipitant pour féconder d’attractifs ovules multicolores qui engendreraient des créatures inimaginables. Sobre dans les moyens allusifs,  il nous submerge dans ses mondes abyssaux où aussitôt que nous nous heurtons à des talismans dépourvus de fonctions, nous entrevoyons des éléments de la culture pop espagnole.

Dans ces spectaculaires formats panoramiques, il dépeint des paysages aquatiques, lumineux, jamais sombres, dans lesquels il affiche son chromatisme personnel. En tant que créature profondément marquée par les couleurs de la mer, la mer Méditerranée, il est imprégné par les bleus et les verts. Mais son insatiable palette -palais accoutumé à des saveurs distinctes et qui sait  jouir de toutes-,  il incorpore, naturellement, même le vert de wasabi. De la Méditerranée terrestre lui vient aussi sa domination des couleurs chaleureuses, solaires et ferrugineuses.

Dans quelques unes de ses œuvres transparaît cette fascination pour la technologie qu’il conjugue avec un respect sincère pour la nature, pour le monde dans lequel nous vivons, pour les villes et surtout pour les êtres humains. Avec son regard de grand angulaire, qui l’éloigne de lui même, il est capable de percevoir l’authentique dimension de l’être humain.

Son obsession pour l’équilibre ne se manifeste pas seulement dans les couleurs. Ses lignes courbes et fugaces créent des parcours immobiles, des équilibres impossibles, des mouvements qui mettent à jour son autre grande obsession qui lui vient de la musique. Le rythme.

L’ironie vitale qui l’anime transparaît aussi dans plusieurs de ses titres, Sensibilité, ironie, rythme, imagination, opiniâtreté, joie, saveurs…il n’y a pas de mots suffisants. Peut-être Art et Vie, réunis.